Comment se construire comme homme quand on a vu toute son enfance un père qui a renoncé à ses rêves pour mener une vie middle class humiliante et monotone ? Quelle attitude peut-on adopter quand on a grandi sous la houlette d’une mère véritable cliché de la ménagère de moins de cinquante ans, petite bourgeoise au sens Barthésien du terme ?
Autant d’interrogations que porte cette adaptation du roman éponyme Eric Reinhardt . Portée un Mathieu Amalric magistral, tour à tour enfant embarrassé devant le malaise d’un père déchu, adolescent aspirant à une vie d’artiste en marge de l’héritage familial et père égoïste, « Le moral des ménages » est une fenêtre sur une réalité implacable, toujours insatisfaisante quels que soient le choix d’existence et l’attitude que l’on adopte vis à vis de la société de consommation.
L’écriture âpre et factuelle de Eric Reinhardt que l’on aura pu craindre inadaptable à la scène se voit ici terriblement signifiante, vivante et cinglante. La mise en scène subtile de Stéphanie Cléau ainsi que la prestation d’Anne-Laure Tondu, qui incarne LA femme, polymorphe, fantasme, mère, femme ou fille, parviennent même de manière surprenante à lui insuffler une certaine dose de poésie, souvent désabusée et sombre – la projection de dessins de Blutch renforce cette impression. Paradoxalement, et malgré la cruauté inhérente au propos, on trouvera ça et là des éclats d’humour grâce à une écriture souvent jubilatoire.
Sans nul doute également, on adhère à cette pièce parce que l’on ne peut que s’identifier ou identifier nos grands-parents, nos parents ou nos enfants au travers de cette réflexion incisive et si proche de nous.
Effet catharsis par le verbe ? Peut-être… En tout cas, j’ai trouvé dans ce Moral des ménages (et bien davantage qu’à la lecture du livre) une véritable résonance qui n’a pu que me faire réagir. J’ai assisté à la pièce avec ma mère, une femme qui a lutté toute sa vie et qui m’a élevée dans l’idée « qu’un sous est un sous » et « qu’il vaut mieux toujours garder une poire pour la soif » et au sortir du théâtre, nos langues se sont déliées. Les propos de Manuel Carsen (Amalric) adolescent et jeune adulte m’ont permis de lui dire ce que j’avais sur le bout de la langue depuis des années…
« Le Moral des ménages » , c’est le genre de pièce que l’on va voir pour des noms connus et dont on ressort non seulement grandi mais également avec le plaisir d’avoir fait de belles découvertes, celle d’une metteur en scène plus que prometteuse et d’une actrice aux talents protéiformes.
À voir au Théâtre de la Bastille jusqu’au 20 décembre !
« Le Moral des Ménages »
D’après le roman de Éric Reinhardt
Adaptation et mise en scène Stéphanie Cléau
Avec Mathieu Amalric et Anne-Laure Tondu